
Immortel Infra.

Immortel Colera.

Immortel Vena.

Immortel Acedia.
Avant-propos
Passionné par l’objet éditorial imprimé, la forme du texte et son appréhension visuelle sont l’une de mes principales préoccupations depuis le début de ma pratique de designer graphique. J’ai développé cet intérêt pendant mes études à l’École nationale supérieure des beaux-arts de Lyon dont je suis sorti en 2011 avec un diplôme national supérieur d’expression plastique. Depuis, sa mise en œuvre dans le cadre de la conception d’ouvrages n’a cessé de croître, tant dans la mise en page que dans le choix des caractères typographiques. Alors que j’avais acquis empiriquement quelques notions, il m’est devenu évident que le dessin de caractère devait être approfondi, ce qui m’a poussé à rejoindre l’Atelier national de recherche typographique en octobre 2016 afin de développer le projet Immortel, à partir de plusieurs interrogations : partant du principe que la vue d’un texte précède sa lecture, comment la forme des lettres peut-elle servir un propos ? Comment retranscrire visuellement un contenu en dehors des questions de mise en page ? De quelle manière un caractère typographique peut-il incarner un texte ?
Une interrogation sur les formes de l’italique a également pris naissance dans ce projet afin d’envisager plusieurs italiques selon différents rôles éditoriaux. Elle a mené à une réflexion plus large : comment repenser l’architecture d’une famille de caractères typographiques, et quels liens peuvent être établis entre les fontes ? La création de variantes, dans l’habit de la lettre par distinction avec son squelette, a remplacé celle de graisses, permettant d’attribuer des rôles éditoriaux à chaque variante plutôt que de supposer nécessaire un large panel de graisses sans questionner leurs statuts.
Revival
En arrivant à l’anrt, mon intérêt était dirigé vers la pratique du revival, qui consiste principalement à adapter d’anciens caractères typographiques pour de nouvelles technologies. Au fur et à mesure, ma curiosité s’est déplacée, mettant de côté la pratique du revival, puisqu’il apparaît que l’histoire de la typographie est logiquement constituée d’adaptations successives d’anciens modèles typographiques pour de nouvelles méthodes de composition et d’impression.
« La meilleure méthode pour concevoir des objets est d’apporter des améliorations à un modèle existant en le surpassant à un moment donné ; une table, un livre ou un livre parfait doivent donc être issus d’une lignée d’ouvrages de belle facture 1 ».
Par ailleurs, l’idée de faire revivre d’anciens caractères ne m’a pas parue appropriée pour ce projet puisqu’elle m’aurait amené à regarder les formes déjà produites comme mortes et enterrées. L’hommage numérique 2 ou la reprise 3 sont des concepts avec lesquels je suis davantage en accord puisqu’avec ceux-ci, il me semble pouvoir penser avec l’histoire, dire quelque chose sur les anciennes formes, les questionner, me les approprier et les transposer dans un environnement contemporain avec les outils et technologies actuelles.
La documentation visuelle consultée pendant ce projet de recherche est composée d’ouvrages reproduisant des fac-similés de spécimens typographiques mais aussi d’originaux imprimés au xvie siècle. Lors de la consultation de ces derniers, j’ai été frappé par la densité des textes et leur noirceur provoquée par le foulage 4, qui confère au texte et à la page une qualité tactile et visuelle extrêmement puissante, presque magique. L’expression de « black art », employée par Robin Kinross pour parler du début de l’imprimerie occidentale 5, a résonné dans ma tête au vu des sensations indescriptibles ressenties lors de la consultation de ces ouvrages. Leur organicité bouleversante a été un choc autant visuel qu’émotionnel auquel je ne pensais pas m’attendre. Le concept de « matérialité du texte » a pris ici tout son sens.
Pour autant, je n’ai pas souhaité reproduire ou rejouer visuellement ce foulage dans le dessin des caractères de ce projet, mais plutôt d’alimenter ma recherche avec cette organicité et cette matérialité du texte liées aux paramètres inhérents de l’impression de cette époque : surplus d’encrage, poinçons cassés au moment de l’impression, irrégularité de l’impression, relief du papier…
Selon les définitions du revival de John Downer, ce projet se place dans la catégorie des hommages : « Projets librement inspirés de styles historiques et/ou de modèles particuliers, généralement considérés avec admiration et respect pour leurs mérites évidents, mais réalisés en prenant la liberté artistique de s’écarter des originaux et d’ajouter une touche personnelle – liberté qu’on ne s’accorde pas normalement avec les revivals au sens strict du terme 6. »
Visible et lisible
« Le voir précède le mot. L’enfant regarde et reconnaît bien avant de pouvoir parler. Mais le voir précède également le mot en ce sens que c’est en effet la vue qui marque notre place dans le monde : les mots nous disent le monde mais les mots ne peuvent pas défaire ce monde qui les fait 7. »
Parlant de sa double pratique d’éditeur de magazine et d’éditeur de caractères typographiques, Peter Biľak dit que son travail consiste principalement à raconter des histoires par le biais d’articles et fait le parallèle avec le dessin de caractère 8. Il ne s’agit pas simplement de dessiner de belles lettres avec de belles courbes, mais de raconter une histoire avec ces formes dessinées, d’en proposer une seconde lecture. Le peintre William Turner répliqua un jour à un artiste qui cherchait en vain à peindre un motif traditionnel : « […] vous ne savez pas, à votre âge, qu’il faut peindre ses impressions 9 ? » Voilà ce qui m’intéresse : dessiner les lettres de mes impressions. Dessiner les lettres de mes lectures. Dessiner des caractères typographiques non seulement pour servir le texte, pour le donner à voir dans un premier temps, le donner à lire dans un second temps, mais aussi pour donner au texte la forme que j’ai en tête. La théorie d’énonciation éditoriale, développée par Emmanuël Souchier, décrit parfaitement cette idée. L’auteur explique que l’agencement des éléments dans une page est un énoncé aussi important que le contenu qui la compose car « le ‹ texte second › dont le signifiant n’est pas constitué par les mots de la langue, l’est par la matérialité du support et de l’écriture, l’organisation du texte, sa mise en forme, bref par tout ce qui en fait l’existence matérielle 10 ».
Le quotidien, l’art de la banalité, le « peindre le rien » de Lawrence Gowing sur Turner 11 provoque également en moi un fort intérêt depuis de nombreuses années. Comment représenter une chose, une pensée, un concept, avec des éléments basiques en jouant sur d’infimes variations, sans être dans l’ostentation mais plutôt dans la découverte de formes spécifiques en seconde lecture ? Comment injecter de l’unicité dans le banal, dans le traditionnel, en partant de l’idée que la forme des lettres, pour être lisible par le plus grand nombre, doit respecter un certain squelette, une certaine architecture générale, ce que démontre en partie Adrian Frutiger avec la superposition des caractères qu’il a dessinés.

Différents «a» dessinés par Adrian Frutiger superposés les uns sur les autres. Nous constatons que la structure ne diffère pas d’un caractère typographique à l’autre, seul son revêtement change.
Source : Heidrun Osterer et Philipp Stamm (dir.), Adrian Frutiger — Caractères. L’œuvre complète, Basel/Boston/Berlin, Birkhäuser, 2009, p. 410.
Je ne cherche pas l’originalité à tout prix, mais plutôt l’originalité dans la forme commune, traditionnelle, dans l’étincelle du quotidien. « Si votre quotidien vous paraît pauvre, ne l’accusez pas ; accusez-vous vous-même de n’être pas assez poète pour en appeler à vous les richesses ; car pour le créateur il n’y a pas de pauvreté, il n’est pas d’endroit pauvre, indifférent 12. » Le dessinateur de caractères typographiques Matthew Carter écrit « I hear arguments about whether it is right to revive old types from the past in a day and age when originality is à la mode. For me, that is a boring debate—it has been going on since the 1550s for one thing, and, for another, I find it damn difficult to draw the line between renovation and innovation in many typefaces, including my own. I can more easily draw a line between tradition being used as a fertiliser, on the one hand, and nostalgia, on the other 13. » La création d’une œuvre 14 – de quelque nature qu’elle soit et quelle qu’en soit sa destination – doit provenir d’un besoin intérieur, personnel, intime, plutôt que d’une volonté d’être original. L’écrivain Rainer Maria Rilke (1875–1926), répondant à Franz Kappus dans Lettres à un jeune poète sur la nécessité de l’acte créateur, lui conseille de sonder au plus profond de lui-même plutôt que d’être guidé par des besoins extérieurs : « Vous regardez vers le dehors, et c’est là précisément ce que vous devriez ne pas faire aujourd’hui. Personne ne peut vous conseiller ni vous aider, personne. Il n’est qu’un seul moyen. Rentrez en vous-même. Cherchez la raison qui, au fond, vous commande d’écrire ; examinez si elle déploie ses racines jusqu’au lieu le plus profond de votre cœur ; reconnaissez-le face à vous-même : vous faudrait-il mourir s’il vous était interdit d’écrire 15 ? »
Le typographe, éditeur et poète canadien Robert Bringhurst écrit : « Un bon typographe se doit (…) d’éclairer chaque texte par un choix de caractère et une mise en forme qui lui correspondent 16. » Ma pratique du design éditorial se plaçant du côté de la typographie incarnée, chaque nouveau projet fait l’objet d’une analyse précise afin que le choix typographique soit en adéquation avec le contenu, tant par sa forme que par son histoire. L’idée première de ce projet de recherche a été de rendre visible, quasiment palpable, une impression à la lecture d’un texte en considérant les caractères typographiques comme un double élément médiateur de lecture : visible et lisible.
Architecture de la famille
Usages et fonctions de l’italique
À l’origine, l’italique a été créé pour un gain de place. Sa chasse diminue par rapport au romain sans perte de lisibilité et sert pour la composition de textes longs, fonctionnant ainsi comme une fonte autonome, comme le montre l’italique de Francesco Griffo gravé entre 1499 et 1501 pour Alde Manuce pour la composition du Martialis. Puis son rôle s’est assez rapidement déplacé pour ne devenir qu’un accompagnateur, une fonte pour distinguer les mots étrangers de la langue principale du texte, notamment dans le premier dictionnaire latin-français édité par Robert Estienne en 1539 17 – où le français est composé en italique et le latin en romain, mais aussi pour distinguer les titres d’œuvres citées et inclure un second discours. La composition d’une famille typographique passe désormais par cette binarité romain/italique.

Martialis, Venise, 1501. Bibliothèque de l’école Estienne, Paris.
Notion de famille typographique
« Yet each style must adhere to common principles governing the consistency of the type family 18. »
En-dehors du lien qu’entretiennent les caractères romains et italiques dessinés pour fonctionner ensemble (des caractères de même taille, de même couleur mais de différente texture), la notion de famille typographique apparaît pour la première fois dans les écrits de Pierre-Simon Fournier en 1742 dans son ouvrage Modèles des caractères de l’imprimerie. Il rassemble plusieurs caractères de même structure et de même dessin mais avec une variation de la hauteur d’x 19.
Les premières variations de graisses apparaissent à la moitié du xixe siècle, mais ce n’est qu’au xxe siècle que des versions grasses sont dessinées d’après des graisses plus légères.
En 1932, avec le Romulus de Jan Van Krimpen, apparaît une nouvelle variation de famille typographique comprenant des fontes avec empattements et sans empattements conçues pour fonctionner ensemble 20.
Jusqu’à présent, il est donc communément admis qu’il y ait, au sein d’une même famille, un couple romain/italique, des variations de hauteur d’x, des variations de graisses et des variations de terminaison de lettres, le plus souvent dans une binarité sans empattements/avec empattements.
Généralement, la plupart des caractères typographiques sont pourvus d’un italique oscillant entre 10° et 23°. Nous voyons que la pente d’un caractère italique n’étant pas soumise à des règles précises, de nombreuses questions se posent en amont de cette création typographique. Pourquoi ne pas tirer parti de ces différentes possibilités plutôt que de devoir ne choisir qu’une pente ? Il pourrait être intéressant d’avoir deux italiques pour un romain, chacune répondant aux rôles historiques et contemporains qui lui ont été attribués : un italique pour la composition longue, un autre pour la mise en exergue.
Mais de la même manière que peu de familles sont pourvues de plusieurs italiques avec des pentes différentes, peu de familles regroupent des romains comprenant des variations de dessin à la même échelle et dans le même type de construction (deux variantes avec empattements par exemple).
Comment alimenter des ouvertures dans l’architecture de la famille typographique ? Au lieu d’avoir des variantes provenant d’un même dessin (comme les corps optiques), pourquoi ne pas concevoir une famille avec des variantes de dessin ? Ces différentes variantes pourraient fonctionner ensemble non pas dans une logique de hiérarchisation des informations comme il est d’usage de faire, mais pour composer différentes typologies d’informations, par exemple lors de la composition de textes dans plusieurs langues. Ce projet de recherche propose une première réponse à ces questions.

Lodovico Domenichi, Facecies, Lyon, 1559, imprimé par Robert Granjon. Musée Plantin-Moretus, Anvers.
Le français est en caractères de civilité, l’italien est en Immortelle, tous deux gravés par Robert Granjon.
Introduction à l’Immortel
Immortel est inspirée conceptuellement par la théorie des humeurs hippocratiques qui explique l’état de l’être humain par la présence plus ou moins grande d’un des quatre fluides principaux : la phlegme, la bile jaune, le sang et la bile noire. Chaque fluide représente un tempérament:
- la phlegme représente le tempérament flegmatique, sans vigueur, lent ;
- la bile jaune représente le tempérament colérique et orgueilleux ;
- le sang représente le tempérament sanguin, soit chaleureux et jovial, extraverti ;
- la bile noire provoque le désespoir, la mélancolie.
Selon cette théorie, chaque être humain est composé de ces fluides en répartition égale. La présence plus importante d’un des fluides conduit à éprouver le tempérament ou l’humeur associée.
En pratique, ce programme conceptuel conduit à la création des quatre variantes qui composent la famille Immortel. Chacune est dessinée d’après une humeur et tente de représenter ses caractéristiques :
- Immortel Infra est associée au tempérament flegmatique ;
- Immortel Colera au tempérament colérique ;
- Immortel Vena au tempérament sanguin ;
- Immortel Acedia à la mélancolie.
Cette collection est envisagée comme un être humain pouvant revêtir différentes formes ou tempéraments, suivant la présence plus ou moins grande d’un des fluides. Chaque variante peut être substituée par une autre sans qu’il y ait de répercussion sur l’encombrement du texte, puisque le système métrique – chasse des lettres, hauteur d’x, hauteur de capitales, valeurs d’ascendantes et de descendantes – est le même pour toutes les variantes. Ces valeurs métriques font office de lien structurel entre les variantes et agencent l’architecture de cette famille.
Typographiquement, chaque variante est inspirée par le travail de créateurs de caractères en suivant le cours de l’histoire :
- Immortel Infra prend sa source dans le travail de Robert Granjon, graveur de caractères typographiques du xvie siècle ;
- Immortel Colera dans celui de Jean Jannon, graveur du xviie siècle ;
- Immortel Vena est influencée du travail de Jacques-François Rosart, graveur du xviiie siècle ;
- Immortel Acedia s’inspire de la gravure Melencolia I d’Albrecht Dürer de 1514 et tente une synthèse entre deux traces d’outils a priori opposées, celle laissée par la plume plate et celle laissée par la plume pointue. En ce sens, elle appartient davantage à un caractère du xxie siècle.

Développement des variantes
Immortel Infra



Les formes typographiques de la Renaissance française et tardive, à partir du milieu du xvie siècle, sont stabilisées par rapport aux humanes italiennes et aux débuts de la lettre typographique romaine. Le geste calligraphique est encore derrière le dessin de la lettre mais s’est légèrement affranchi de l’inclinaison de la plume : l’axe est plus redressé, la traverse du « e » devient horizontale et ne perdra plus cette stabilité, le délié de jonction est plus souple… Le style garalde, tel que défini dans la classification Vox-ATypI, a cette qualité de tirer parti d’un geste manuel sans pour autant exacerber ses caractéristiques. Avant l’arrivée des transitionnelles (aussi appelées « réales ») puis de l’extrême rationalisation du dessin avec les didones, les garaldes sont caractérisées par un aspect organique d’où provient leur beauté : ce sont des formes sensibles et non mécaniques. Comparées aux humanes et aux transitionnelles, ces deux catégories étant des passages 21, les garaldes ont leur propre identité et ne sont pas considérées comme étant une étape vers autre chose – même si, dans l’histoire de la typographie, chaque style de caractère peut être considéré comme une étape vers une autre, ce qui peut expliquer que de nombreux caractères typographiques aient été influencés directement ou indirectement par ceux conçus au xvie siècle en France 22.
Les italiques de Robert Granjon (1513–16 novembre 1589), entre autre fondeur et graveur de caractères typographiques, sont souples, vifs et fleuris, et ses caractères romains attestent d’une certaine rigueur ainsi que d’une maturité dans la construction des formes. Collaborateur de Claude Garamont (1499–1561) dominant le marché du romain, Granjon dessine les italiques correspondants. Pour cette raison, la plupart des italiques des caractères numériques Garamond sont dessinés involontairement d’après le travail de Granjon, notamment l’italique du Garamond Stempel 23 du Dr. Rudolf Wolf mais aussi celui du Sabon 24 de Jan Tschichold, tous deux basés sur le spécimen de la fonderie Egenolff–Berner de 1592 qui met en correspondance les romains de Garamont avec les italiques de Granjon.

Cicéro « Mediane Cursiue pendante », Robert Granjon, 1554.
Source : Christophe Plantin, Folio Specimen, Anvers, c. 1585. Musée Plantin-Moretus, Anvers.

Petit-parangon « Paragonne Cursiue », Robert Granjon, 1554.
Source : Christophe Plantin, Folio Specimen, Anvers, c. 1585. Musée Plantin-Moretus, Anvers.

Petit-texte « Bible Cursiue », Robert Granjon, 1555.
Source : Christophe Plantin, Folio Specimen, Anvers, c. 1585. Musée Plantin-Moretus, Anvers.

Petit-romain « Immortelle », Robert Granjon, 1559.
Source : Lodovico Domenichi, Facecies, Lyon, 1559, imprimé par Robert Granjon. Musée Plantin-Moretus, Anvers.

Gros-romain « Texte cursiue », Robert Granjon, 1562.
Source : Christophe Plantin, Folio Specimen, Anvers, c. 1585. Musée Plantin-Moretus, Anvers.

Cicéro « Mediane Cursiue droite », Robert Granjon, 1565.
Source : Christophe Plantin, Folio Specimen, Anvers, c. 1585. Musée Plantin-Moretus, Anvers.

Philosophie « Philosophie Cursiue », Robert Granjon, 1566.
Source : Christophe Plantin, Folio Specimen, Anvers, c. 1585. Musée Plantin-Moretus, Anvers.

Gros-parangon « Ascendonica Cursiue », Robert Granjon, 1571.
Source : Christophe Plantin, Folio Specimen, Anvers, c. 1585. Musée Plantin-Moretus, Anvers.

Petit-romain « Garamonde Cursiue » (avec des capitales du Petit-romain « Colineus Cursiue » de 1545), Robert Granjon, 1579.
Source : Christophe Plantin, Folio Specimen, Anvers, c. 1585. Musée Plantin-Moretus, Anvers.
À partir de 1543, Granjon se spécialise dans la gravure d’italiques et devient le maestro du traitement de la courbe, de la vitalité et du mouvement, allant jusqu’à dépasser Garamont dans la création de nouvelles formes graphiques. Matthew Carter écrit d’ailleurs « When I look at them [en parlant des caractères de Garamont] words such as ‹ stately, › ‹ calm › and ‹ dignified › come to mind. (…) Looking at them [en parlant des caractères de Granjon], adjectives like ‹ spirited, › ‹ tense › and ‹ vigorous › come to mind 25. » Garamont est l’artisan, Granjon est l’artiste.
Malgré les possibilités offertes par l’uniformisation des caractères et des techniques d’impression de l’époque – papiers et encrage de plus en plus perfectionnés, Granjon tend à s’exprimer et amorce ainsi le style baroque dans le dessin de caractère. « Si, dans l’histoire des caractères typographiques romains, ceux de Garamont représentent la beauté sobre, stable et immuable de la Renaissance, ceux de Granjon montrent de leur côté l’exubérance, l’ostentation, une formidable assurance et la perfection technique du Baroque 26 », style plus tard affirmé par des graveurs comme Christoffel van Dijck (1605–1669) puis Miklós Misztótfalusi Kis (1650–1702).
Le caractère Cicéro de Granjon (ou Gros Cicéro) gravé en 1569, avec sa forte hauteur d’x sortant des conventions de l’époque, influencera les caractères néerlandais, dont William Caslon s’inspirera 27. D’un autre côté, ce même Cicéro influencera le Plantin 28, qui lui-même servira de base pour le Times New Roman 29. Plus proche de nous, le Tiempos 30 et le Stanley 31 ont été respectivement influencés par le Plantin et le Times New Roman. Ils sont donc indirectement liés au Cicéro de Granjon. Par ailleurs, le Galliard 32 est une création d’après le Cicéro et le Double Pica Roman de Granjon, et le Lyon 33 est une façon contemporaine de voir le travail de Granjon. Nous pouvons donc considérer le travail de Robert Granjon, et le caractère Gros Cicéro en particulier, comme la source d’un pan considérable de l’histoire de la typographie.

Gros Cicéro, Robert Granjon, 1569.
Source : Claude Lamesle, Épreuves Générales Des Characteres, Paris, 1742 [facsimilé, 1965]. Bibliothèque de l’école Estienne, Paris.

Gros Cicéro, Robert Granjon, 1569.
Source : Claude Lamesle, The Type-specimens of Claude Lasmesle, Paris, 1742 [facsimilé, 1965]. Musée Plantin Moretus, Anvers.

Gros Cicéro, Robert Granjon, 1569.
Source : Max Rooses, Index characterum architypographiae Plantinianae, Anvers, 1905. Musée Plantin Moretus, Anvers.
Les caractères typographiques Plantin, Galliard et Lyon, tous trois héritiers du Gros Cicéro de Granjon, ont constitué un solide corpus typographique à analyser, ce qui m’a permis de définir précisément la direction à emprunter pour dessiner l’Immortel Infra.
Le Plantin de Frank Hinman Pierpont et Fritz Stelzer a été dessiné puis gravé directement d’après le caractère Cicéro de Granjon pour le compte de la société Monotype à des fins de production de masse. Le Plantin possède plusieurs particularités, notamment sa densité. Conçu en 1913, à un moment où les techniques d’impression et le papier sont devenus meilleurs et où, logiquement, l’encre pénétrait moins dans le papier, il est devenu possible d’avoir des caractères plus gras qu’auparavant. Par ailleurs, le rapport entre les jambages et la hauteur d’x est très faible, ce qui permet d’avoir un faible interlignage et donc une certaine densité sur la page.

Plantin, Frank Hinman Pierpont et Fritz Stelzer, 1913.
Hormis sa densité, une des caractéristiques du Plantin est la forme de son a minuscule, dessiné d’après un a qui n’a pas été gravé par Granjon.

Vue de près du Gros Cicéro gravé par Robert Granjon.
Source : Max Rooses, Index characterum architypographiae Plantinianae, Anvers, 1905. Musée Plantin Moretus, Anvers.

Vue de près du Gros Cicéro avec un a n’appartenant pas au caractère de Granjon – il est d’ailleurs probable qu’il ait été gravé au XVIIIe siècle par Johan Michael Smit – et qui a servi de base à Pierpont pour dessiner le Plantin.
Source : Max Rooses, Index characterum architypographiae Plantinianae, Anvers, 1905. Musée Plantin Moretus, Anvers.

Caractère typographique Plantin, qui conserve le « mauvais » a.
Le Galliard de Matthew Carter et Mike Parker, conçu en 1978 pour la photocomposition, était destiné à la composition de texte courant. Selon Carter, le romain est basé sur le Gros Cicéro 34 mais conçu comme une ré-interprétation du style de Granjon plutôt que comme une copie fidèle. L’italique du Galliard est basé sur l’Ascendonica Cursive de Granjon 35. Les caractères Ascendonica (ou Double Pica, 20 points selon Carter, 22 points selon Daniel Berkeley Updike 36) romain et italique de Granjon étaient ses seuls caractères prévus pour fonctionner ensemble dans les rapports de que nous avons à présent l’habitude de voir entre un romain et un italique : des caractères de même taille, de même couleur mais de différente texture. En basant son italique d’après un corps 20 (et quelle qu’ait été la source du romain), il fallait inévitablement adapter le romain pour avoir un même contraste. Le Galliard est donc très contrasté, ce qui le rend agréable à utiliser en titrage, mais ce qui le rend à mes yeux difficile à envisager pour une lecture immersive en corps de texte courant (entre 8 et 14 points).

Double Pica Roman, Robert Granjon, 1570, dans le Psalterium imprimé par Christophe Plantin en 1571. Musée Plantin Moretus, Anvers.

Galliard, Matthew Carter et Mike Parker, Mergenthaler, 1978.
Le Lyon de Kai Bernau, conçu en 2006 au département Type & Media de la kabk et commercialisé en 2009 par Commercial Type, n’est pas directement lié à un caractère précis de Granjon, il est davantage une façon particulière de voir son travail. La volonté de Bernau a été de synthétiser l’approche de Granjon à travers des formes sobres et contemporaines. Tellement sobres qu’elles en deviennent très lisses et effacées, ce qui est d’ailleurs revendiqué par Bernau mais aussi dans le specimen, où il est écrit que « son apparence élégante est intelligemment associée à une nature anonyme… » ou encore « ce caractère […] est associé à une discrétion proche du Times ».

Lyon, Kai Bernau, Commercial Type, 2009.
La première variante de la famille Immortel, Immortel 37 Infra 38 – ce que vous êtes en train de lire –, est une garalde dense, incluant des glyphes plus fins ou au contraire plus noirs que les bas-de-casse. Conçu d’après le caractère Cicéro de Granjon évoqué précédemment, elle est conceptuellement liée au texte L’Infra-ordinaire de Georges Perec 39, dans lequel il est question de choses conventionnelles, banales, ordinaires, tellement ancrées dans le quotidien qu’elles en deviennent oubliées, qu’elles ne sont plus regardées.
Le terme d’inframince inventé par Marcel Duchamp entre 1935 et 1945, qu’il définit comme l’art de l’imperceptible, l’écart subtil et la différence infime, a également été une source d’inspiration conceptuelle. L’une des formules qui représente parfaitement ce dont il est question est écrit dans la note 12 de Marcel Duchamp : « Séparation infra mince entre le bruit de détonation d’un fusil (très proche) et l’apparition de la marque de la balle sur la cible (distance maximum 3 à 4 mètres.- Tir de foire) 40. » L’inframince, c’est l’espace infime entre deux moments tellement proches dans le temps qu’ils paraissent a priori collés entre eux. L’inframince, c’est le moment où un élément subtil, quasiment invisible, échappe au regard de l’être humain. C’est la différence entre deux éléments a priori identiques.
Partant de Robert Granjon et de la typographie du xvie siècle, cela me permet de parler de la matérialité de la lettre : le plomb. En liant ce caractère à des concepts contemporain (infra-ordinaire, inframince), il est question de la matérialité du texte, à savoir la première rencontre visuelle avec un bloc de texte avant d’en entamer sa lecture.
« La recherche de la beauté ne doit donc jamais s’exercer aux dépens de la lisibilité 41 ». Ce caractère étant prévu initialement pour être performant en lecture linéaire et immersive, il est nécessaire que le dessin soit suffisamment calme pour être lisible sans fatiguer l’œil, tout en ayant une présence et une couleur générale plutôt sombre. Sombre pour deux raisons. La première naît d’un intérêt personnel pour la noirceur et la densité du texte – pensant intuitivement que la densité du bloc est un moyen d’empêcher l’œil du lecteur de s’évader du texte ; la seconde apparaît comme une affirmation de la première, car les textes sont plus lisibles dans des caractères sombres plutôt que clairs. Allen Hutt écrit : « […] et si [Stanley] Morison pouvait à bon droit affirmer en 1932 que le Times Roman n’était ‹ pas uniquement lisible dans de bonnes conditions d’éclairage mais également dans de mauvaises › cela n’est plus vrai. En 1970 il suffit de comparer l’aspect maigre et gris du texte du Times – alors qu’il est pour l’essentiel composé en corps 9 – avec l’apparence beaucoup plus dense et noire du Linotype Modern dans le Daily Telegraph – principalement composé en corps 8 – pour reconnaître lequel est le plus lisible 42 ». Par ailleurs, Fred Smeijers dit également à propos de la couleur d’un caractère que « a little too bold is better than a little too thin 43 ».
Pour évoquer L’infra-ordinaire de Perec et l’idée d’inframince de Duchamp, certains glyphes sont dessinés plus ou moins noirs que les lettres. Si, dans la première ligne de l’image ci-dessous, les glyphes de ponctuation composés de points sont assez sombres, les lignes suivantes montrent des glyphes plus fins, traités de manière mono-linéaire. Cela permet d’avoir quelques inflexions de rythme au sein du paragraphe. Si les lettres suivent un schéma plutôt classique, les autres éléments (la ponctuation et les symboles mathématiques) ont une couleur particulière, ce qui permet de parler, de montrer et de mettre subtilement en exergue les signes qui structurent une phrase. Les lettres capitales sont également légèrement plus sombres que d’ordinaire afin d’aller dans ce sens.

Immortel Infra.
En observant le travail de Granjon, il apparaît que les italiques qu’il a gravés n’avaient pas tous les mêmes pentes, ce qui influe considérablement sur le rythme du texte et sa perception. De ce constat est né l’envie de dessiner deux italiques, chacun destiné à un rôle éditorial précis. Le premier, nommé « Median », est adapté à la composition de textes longs : le caractère est faiblement penché, a peu de cursivité et un ductus 44 décomposé afin de ne pas déranger le lecteur. Le second, nommé « Italic », adapté au texte court et à la mise en exergue d’éléments (mots étrangers, titres, notions, comme il est d’usage de le faire), est plus nerveux. La cursivité et la pente sont très marquées, le ductus est rapide et exécuté en un seul mouvement.

Colonne de gauche : Immortel Infra Roman, colonne du milieu : Immortel Infra Median, colonne de droite : Immortel Infra Italic.

Ligne du haut : Immortel Infra Median, ligne du bas : Immortel Infra Italic.
Il y a logiquement des différences de pentes, mais dans la mesure où le style Median est un entre-deux, il vient tirer parti de la stabilité du romain et de la cursivité du style Italic. Par ailleurs, le Median devant tenir sur la longueur, certaines formes et pentes sont communes à plusieurs lettres, là où l’Italic se permet beaucoup de libertés avec de fortes différences de pentes de lettres. L’idée derrière cet italique très marqué est de pouvoir le combiner à la fois avec le romain mais également avec le Median, afin de différencier visuellement différentes typologies de textes au sein d’un même paragraphe.

Une des premières utilisations de l’Immortel Infra Roman, Median et Italic par les graphistes Léna Araguas, Alaric Garnier et Benoît Canaud dans Arnaud Théval, Le Tigre et le papillon, Paris, Dilecta, 2019.
Immortel Colera



La deuxième variante, Immortel Colera, est quant à elle inspirée de la bile jaune qui, en grande quantité, provoque la violence et la colère. Cette variante prend sa source dans le travail de Jean Jannon (1580–1658), graveur de caractères français dont le travail a longtemps été confondu avec celui de Claude Garamont. Marcellin Legrand, missionné en 1825 par l’Imprimerie Nationale pour renouveler ses caractères, s’inspire sans le savoir des caractères de Jean Jannon et les attribue par erreur à Garamont 45.
Immortel Colera est en majeure partie inspirée par le Gros Canon de Jannon provenant de son spécimen de 1621, par ses formes acérées et son contraste prononcé. Mais ce caractère étant un corps de titrage (36 points), le contraste était trop élevé pour qu’il serve de seule source pour un caractère de texte courant. J’ai cherché davantage de caractères de Jean Jannon sur lesquels baser le dessin de l’Immortel Colera, que j’ai trouvés dans Les caractères de l’Imprimerie Nationale de Florian Le Roy 46.

Jean Jannon, Gros Canon.
Source : The Type Specimen of Jean Jannon, Paris, 1621 [facsimilé publié avec une introduction de Paul Beaujon, 1927].

Jean Jannon, Garamont Romain et Italique.
Source : Florian Le Roy, Les caractères de l’Imprimerie Nationale, Paris, Éditions Richelieu, 1955.
Comme ce projet n’est pas un projet de revival au sens scientifique du terme, il apparaît nécessaire de mettre en relation des caractères anciens avec des caractères plus récents. Dans les caractères inspirés par ceux de la période maniériste, j’ai regardé de plus près le Vendôme que François Ganeau a dessiné sous la direction de Roger Excoffon en 1951 pour un usage en texte courant, qui se veut être un descendant des caractères de Jean Jannon.
Ce caractère très vivant est proche de la sensation que je voulais retranscrire avec l’Immortel Colera. La texture qu’il provoque, irrégulière, nerveuse et saccadée, tient à différents paramètres : le contraste assez marqué, la légère inclinaison des fûts vers la droite dans le romain, la forme très peu dessinée des signes para-textuels (signes diacritiques, signes de ponctuation) et les contre-formes du a et du e qui sont relativement fermées. Il donne cette étrange impression de ne pas vouloir rester en place, d’être en mouvement permanent.

Vendôme, François Ganeau, fonderie Olive, 1951.
Source : Musée de l’imprimerie et de la communication graphique, Lyon.
C’est une sensation que l’on retrouve dans les italiques de Jannon : les fûts ayant plusieurs pentes, l’image du texte paraît excessivement mouvementée, ce qui apporte au texte une impression d’effervescence 47 presque palpable.

Vue de près du Garamont Italique de Jean Jannon.

Immortel Colera Italic.
La retranscription de cette vivacité, inhérente à l’italique, semble plus complexe à intégrer dans le romain. C’est pourquoi on retrouve des fûts et des signes diacritiques qui penchent très légèrement vers la droite à certains endroits du romain. Les empattements tirent parti de la vivacité de ceux du Vendôme, de leur congé à angle obtus, et peuvent paraître maladroitement dessinés une fois composés en grand corps, élément qui ajoute une impression instable et exagérée, cohérente avec le tempérament colérique.

Immortel Colera Roman.
En avançant sur le dessin de cette variante, et au vu de mes sources, il m’est apparu plus cohérent de dessiner l’Immortel Colera en ayant en tête un usage optimal du corps 12 au corps 20. C’est pourquoi il n’est pourvu que d’un seul italique.
J’ai tiré parti de la source dans le travail de Jannon mais aussi dans une première interprétation de ce travail avec le Vendôme de Ganeau. Immortel Colera est une synthèse de deux périodes de l’histoire de la typographie. Il s’inspire des terminaisons acérées et du contraste du Gros Canon, du rythme et de certains détails du Vendôme. « The details are not the details; they make the product just like the details make the architecture » écrivent Charles et Ray Eames 48.
Immortel Vena



La troisième variante, Immortel Vena, est reliée au caractère chaleureux, extraverti et enthousiaste provoqué par l’excès de sang dans le corps humain. La source sur laquelle m’appuyer a été compliquée à trouver, ne sachant pas comment retranscrire conceptuellement dans un caractère typographique un tempérament chaleureux et extraverti.
Après une longue période de recherches et de doutes, j’ai rencontré le travail de Jacques-François Rosart (1714–1777), graveur et fondeur de caractère belge et principal rival de Johann Michael Fleischmann (1707–1768). Rosart est le premier à créer une fonderie typographique en Belgique après la fin des Pays-Bas espagnols, et a publié seulement trois spécimens typographiques, en 1752, 1761 et 1768.
Rosart a inspiré quelques caractères contemporains, comme le Rosart de Katharina Köhler chez Camelot Typefaces sorti en 2016, qui propose une interprétation du travail de Rosart tout en plaçant le minimum de points pour construire chaque lettre. Plus récemment, The Rosart 49 Project, une initiative de l’institut de typographie Plantin menée par Frank E. Blokland à Anvers conviant cinq étudiants, dont quelques résultats sont visibles sur le site de la fonderie de Lukas Schneider, Revolver Type 50. Ce caractère est très proche des sources imprimées, mais aussi des poinçons et des matrices.
Immortel Vena se situe entre ces deux extrêmes : à la fois dans une recherche de justesse entre la source et le résultat final mais aussi dans une synthèse des formes auxquelles j’ai eu accès.

Jacques-François Rosart, Two-line Great Primer Roman no. 783, 1746.
Source : Flickr © Kris Sowersby.

Rosart, Katharina Köhler, Camelot, 2016.

Le Rosart Text, Lukas Schneider, Revolver Type, 2020.
Immortel Vena prend ses sources dans un fac-similé du dernier spécimen de Rosart, celui de 1768, et tire parti des caractéristiques des corps Parangon, Missel et Gros romain nº 1.

Jacques-François Rosart, Parangon Romain.
Source : The Type Specimen of J. F. Rosart, Bruxelles, 1768 [facsimilé publié par Van Gendt & Co à Amsterdam, 1973].

Jacques-François Rosart, Missel Romain.
Source : The Type Specimen of J. F. Rosart, Bruxelles, 1768 [facsimilé publié par Van Gendt & Co à Amsterdam, 1973].

Jacques-François Rosart, Gros Romain ou Text Romain No 1.
Source : The Type Specimen of J. F. Rosart, Bruxelles, 1768 [facsimilé publié par Van Gendt & Co à Amsterdam, 1973].
Je vois dans le travail de Rosart des formes très fluides, très découpées et en ce sens très didactiques, désireuses d’une explication méthodique de la construction des lettres. En quelque sorte, des formes extraverties, tournées vers l’extérieur, comme une volonté de montrer et de rendre visible leur structure.
L’un des signes reconnaissables des caractères de Rosart est la terminaison du ductus sur les lettres avec ascendantes et descendantes pourvues de panses (d p) comme s’il souhaitait donner à voir la construction des lettres, ce qui laisse penser à une réminiscence du geste calligraphique avec une plume plate.

Jacques-François Rosart, Two-line English-bodied Roman no. 784, 1747.
Source : Flickr © Kris Sowersby.

Immortel Vena Roman.

Immortel Vena Median.

Immortel Vena Italic.
Le « a » bas-de-casse m’évoque une forme extrêmement sympathique. La goutte circulaire tombant sous l’effet de la lourdeur, cette courbe supérieure qui n’en finit pas de tourner sur elle-même, mais également les empattements exagérément poussés vers l’extérieur, notamment sur le « E » majuscule. Ces observations m’amènent à penser que chaque élément est exagéré pour une meilleure compréhension de la forme, pour une expression plus forte, pour ne pas laisser planer de doute quant aux intentions typographiques dans toutes ses acceptations : lisibilité des formes, compréhension du texte, partage de contenu au plus grand nombre…

Vue de près du Two-line Great Primer Roman no. 783, Jacques-François Rosart, 1746.
Source : Flickr © Kris Sowersby.
Le lien avec le caractère sanguin est ici représenté par deux principaux paramètres : le séquençage du ductus et la terminaison du geste (en forme de goutte), mais également dans l’enveloppe des lettres et la façon dont chaque élément se différencie des autres, ce qui aide à une meilleure compréhension de la forme.
La forme générale est très ronde et généreuse, des gouttes jusqu’au ductus, comme si la main accompagnait le geste le plus loin possible dans le tracé des lettres, comme si elle prenait le temps de renforcer les caractéristiques de chaque élément.
Immortel Acedia



La quatrième et dernière variante de la famille, Immortel Acedia 51 est née de la lecture d’une partie de la thèse du philologue Constantin Zaharia, « Dürer et le nouveau symbolisme de la mélancolie ». Elle concerne l’œuvre Melencolia I d’Albrecht Dürer réalisée en 1514, dont l’importance considérable dans l’histoire de l’art amène la mélancolie à un statut totalement nouveau 52.

Melencolia I, Albrecht Dürer, 1514.
Source : Davison Art Center © Davison Art Center, Wesleyan University.
Constantin Zaharia écrit dans sa thèse « Mélancolie 53 […] se trouve dans un état, pour ainsi dire, de super-éveil, et son regard fixe est celui de la quête intellectuelle, intense bien que stérile. Elle a suspendu son travail non par indolence, mais parce que ce travail est devenu, à ses yeux, privé de sens 54. » La lumière intermédiaire, la « brune », empêche le spectateur de définir l’heure précise de la journée et ne tient pas particulièrement aux conditions naturelles d’une certaine heure du jour : « elle indique la brune inquiétante de l’esprit qui ne peut ni rejeter ses pensées dans l’ombre, ni les ‹ amener à la lumière › 55. » De nombreux éléments de l’œuvre Melencolia I font appel à l’entre-deux.
Partant de ce constat, j’ai envisagé le dessin et la construction des lettres de cette variante comme un entre-deux. Dans l’histoire de la typographie, il est facile de se référer à la catégorie des caractères transitionnels de la classification Vox-ATypI. Or, comme l’écrit Muriel Pic, « [l’homme mélancolique] affiche son refus du temps conventionnellement établi à partir de fuseaux horaires […] ; il s’oppose au temps de l’histoire et à sa chronologie avec un ‹ avant › et un ‹ après › qui favorisent l’oubli de la destruction 56 […] ».
La trace de l’outil semble donc plus juste comme point de départ, notamment en observant la gravure de Dürer, où « les outils qui traînent aux pieds de Mélancolie signifient l’art et la science. Ils permettent de mesurer, de tracer, de polir des surfaces, mais aussi de créer ce que se représente la faculté imaginative. Dans l’état d’abandon où ils se trouvent, il y a comme un manque d’unité et de cohérence, une absence quasiment totale de sens 57 ». Manque de cohérence qui semble intéressant à questionner en tentant de réconcilier, d’unifier et d’harmoniser deux approches du tracé. En suivant la théorie de Gerrit Noordzij, comment pourrait donc être créé un caractère en partant des traces laissées par la plume plate d’un côté et la plume pointue de l’autre ?

Tracé en translation (trace de la plume plate) et en expansion (trace de la plume pointue).
Source : Gerrit Noordzij, Le trait, une théorie de l’écriture, Paris, Ypsilon, coll. « Bibliothèque typographique », 2010.
La construction de chacune des lettres a fait l’objet d’une analyse simple : est-ce que l’enveloppe des lettres peut être en expansion et en translation ? Si non, quelle approche privilégier afin qu’il se dégage un sentiment de cohérence au sein de cet alphabet ?

Immortel Acedia Roman. Les zones bleues indiquent les parties des lettres en translation, les rouges celles en expansion.
La mélancolie, telle que définie par le Trésor de la Langue Française informatisé, est « une des quatre humeurs qui, selon la théorie ancienne des tempéraments, était supposée avoir son siège dans la rate et prédisposer à la tristesse, à l’hypocondrie 58 ». L’atrabile, ou bile noire, provenant de la rate, consiste en un dépôt sombre et épais d’impuretés dont les vapeurs s’élèvent jusqu’au cerveau pour y produire des idées noires. L’épaisseur des fûts des lettres représentent l’importante quantité du « dépôt sombre et épais d’impuretés » dans le corps, ici, non de l’être humain, mais de la lettre.
Ce caractère tirant parti de deux gestes, et par extension de deux styles de l’Histoire de la typographie, il n’a pas été nécessaire de travailler à partir de comparaisons comme pour les autres variantes de l’Immortel. Les formes de l’Immortel Acedia sont plutôt une synthèse, parfois grossière, des garaldes (formes triangulaires) ou des didones (formes rectangulaires).
Cette synthèse a aussi été mise en œuvre dans l’italique. Si la répartition des masses de certaines lettres suit une logique de construction en expansion, son rythme est plus proche d’une garalde dans sa structure et sa rapidité d’exécution.

Immortel Acedia Italic.
ADN de la famille typographique Immortel
La plupart des familles de caractères présentent l’une ou plusieurs des variations suivantes : pente (romain/penché), graisse, corps optique, chasse, terminaisons (avec empattements/sans empattements).
L’un des questionnements de ce projet est d’interroger la structure traditionnelle d’une famille typographique. Je me suis donc demandé où il était possible d’ajouter des curseurs. Étant designer graphique, lorsque j’utilise plusieurs caractères typographiques pour une édition, je vais chercher à associer d’une part des caractères suffisamment différents pour que le changement soit remarqué, mais je vais aussi être attentif à ce qu’ils partagent certaines valeurs métriques.
Par exemple, pour la conception de l’ouvrage Identités du transitoire 59, les textes sont composés en Immortel Infra et en Basel Grotesk 60. En-dehors des différences formelles de ces caractères, ils partagent la même hauteur d’x, ce qui signifie que lorsqu’ils apparaissent sur la même ligne ou à proximité, je n’ai pas besoin de recourir à un changement de corps de l’un ou de l’autre pour qu’ils fassent la même taille et occupent la même surface, ce qui facilite le travail.

Marque-page de l’ouvrage Identités du transitoire. Les éléments de navigation et les auteurs sont composés en Basel Grotesk, les titres des articles en Immortel Infra, à la même force de corps.
Faire correspondre les valeurs métriques horizontales est déjà à l’œuvre dans la création de caractères typographiques, notamment dans les couples romains/italiques ou parfois dans les différentes graisses d’un caractère. Ainsi toutes les variantes de l’Immortel partagent la même hauteur d’x, d’ascendantes, de descendantes et de capitales. Il est donc possible d’utiliser plusieurs variantes ensemble à la même valeur de corps.
Mais la principale richesse de cette collection se trouve dans la chasse des lettres qui est équivalente d’une variante à une autre. Toutes les variantes (Infra, Colera, Vena, Acedia) sont multiplexées 61 : tous les romains font la même chasse, tous les styles Median font la même chasse et tous les styles Italic font la même chasse, ce qui signifie qu’il est possible de changer à la volée de variante sans que l’encombrement du texte en soit modifié. Le travail de Robert Granjon étant ma source de travail la plus ancienne, la variante Infra reliée à son travail a logiquement donné les valeurs métriques de la famille : les trois autres variantes ont donc été dessinées pour rentrer dans les cases de la version Infra. C’est pourquoi il m’a été en parti impossible de rester fidèle à mes sources, car faire rentrer une forme définie dans une case existante sans possibilité de la modifier est un périlleux exercice de funambulisme.

Toutes les valeurs verticales et horizontales sont les mêmes d’une variante à l’autre.
Ce système de chasse équivalente d’une variante à l’autre m’a également poussé à dessiner des grades pour les variantes Infra et Vena, davantage prévues pour la composition de texte courant. Cela signifie que ces deux variantes diffèrent légèrement de graisses mais conservent la même chasse 62.
Cette envie de dessiner plusieurs grades est venu d’un souhait d’avoir une couleur de texte claire ou foncée en fonction de la mise en page et/ou de la sensibilité de l’utilisateur. Le grade 2 peut également servir à composer du texte en défonce sur fond sombre. Toutes les fontes des variantes Infra et Vena sont pourvues de deux grades. Il est également possible de choisir son degré de noirceur grâce à la technologie des fontes variables, à la fois pour répondre à des questions d’ordre technique (un certain papier, un certain type d’impression), mais aussi d’ordre plus sensible et de perception du texte, sans avoir à dessiner les versions intermédiaires.

Le grade 1 est en gris foncé ; le grade 2, plus gras, est en gris clair.
Le programme de l’Immortel étant conçu pour un usage éditorial, deux principales typologies de textes m’ont intéressé : le texte courant et les titrages. Au lieu de dessiner des corps optiques en réduisant le contraste, resserrant la chasse, augmentant légèrement la hauteur d’x, il m’a paru plus intéressant de proposer des versions adaptées au texte et au titrage sur la même base – le même squelette – mais avec des spécificités propres à chaque typologie : discret, robuste et fonctionnel pour le texte courant ; ostentatoire, acéré et exacerbé pour le titrage.

Le titre est composé en Immortel Colera, le chapô et le texte courant en Immortel Infra.

Le titre est composé en Immortel Acedia, le chapô et le texte courant en Immortel Vena.
Puisqu’il existe différents parallèles entre le corps de la lettre et le corps humain 63, Immortel peut être vu comme une incarnation poussée de cette analogie, se comportant comme un être humain pourvu de différentes humeurs, se manifestant plus ou moins en fonction du contexte dans lequel il évolue.

Saint-Jérôme dans sa cellule, Albrecht Dürer, 1514. Cette gravure est reliée au tempérament flegmatique.
Source : National Gallery of Art © National Gallery of Art, Washington DC.

Le Chevalier, la mort et le diable, Albrecht Dürer, 1513. Cette gravure est reliée au tempérament colérique.
Source : National Gallery of Art © National Gallery of Art, Washington DC.

Adam et Ève, Albrecht Dürer, 1504. Cette gravure est reliée au tempérament sanguin.
Source : National Gallery of Art © National Gallery of Art, Washington DC.

Melencolia I, Albrecht Dürer, 1514. Cette gravure est reliée au tempérament mélancolique.
Source : Davison Art Center © Davison Art Center, Wesleyan University.


Annexes
Bibliographie
Ouvrages
- Céline Hurka, Nóra Békés, Reviving Type, Rotterdam, Acute Publishing, 2019
- Collectif, Design graphique, les formes de l’histoire, Paris, B42/Centre national des arts plastiques, 2017
- Erwin Panofsky, Fritz Saxl, Raymond Klibansky, Saturn and Melancholy, Nendeln, Kraus Reprint, 1979
- Fred Smeijers, Les Contrepoinçons. Fabriquer des caractères typographiques au xvie siècle. Dessiner des familles de caractères aujourd’hui, Paris, B42, 2014 [traduction d’Amarante Szidon]
- Gerard Unger, Pendant la lecture, Paris, B42, 2015 [traduction d’André Verkaeren]
- Gerard Unger, Theory of Type Design, Rotterdam, nai010, 2018
- Heidrun Osterer, Philipp Stamm, Adrian Frutiger — Caractères. L’Œuvre complète, Bâle/Boston/Berlin, Birkhäuser, 2009 [traduction d’Aurélie Duthoo, Christèle Jany, Freddie Plassard, Caroline Barzilaï]
- Henri-Jean Martin, Lucien Febvre, L’apparition du livre, Paris, Albin Michel, coll. « L’évolution de l’humanité», 1971
- Hendrik Désiré Louis Vervliet, French Renaissance Printing Types, A Conspectus, New Castle, Oak Knoll Press, 2010
- Hendrik D. L. Vervliet, The Palaeotypography of the French Renaissance: Selected Papers on Sixteenth-century Typefaces, Volume 2, Leyde/Boston, Brill, 2008
- John Berger, Voir le voir, Paris, B42, 2014 [traduction de Monique Triomphe]
- John Downer, Call It What It Is, Introducing Tribute, Sacramento, Emigre, 2003
- Mathieu Lommen, Bram de Does: letterontwerper & typograaf/typographer & type designer, Amsterdam, Uitgeverij De Buitenkant Publishers, 2003 [traduction d’Harry Lake, Mathieu Lommen, Nynke Leistra]
- Paul Barnes, Marian. Une collection de revivals, Paris, Ypsilon, coll. « Bibliothèque Typographique », 2012 [traduction de Sébastien Morlighem]
- Paul McNeil, The Visual History of Type, Londres, Laurence King Publishing Ltd, 2017
- Robin Kinross, La Typographie moderne. Un essai d’histoire critique, Paris, B42, 2012 [traduction d’Amarante Szidon]
- Tim Ahrens et Shoko Mugikura, Size-Specific Adjustments to Type Designs: An Investigation of the Principles Guiding the Design of Optical Sizes, Garshing, Just Another Foundry, 2014
Articles
- Emmanuël Souchier, « L’image du texte. Pour une théorie de l’énonciation éditoriale », Les cahiers de médiologie, nº 6, 2e semestre 1998
- Emmanuël Souchier, « Quelques remarques sur le sens et la servitude de la typographie », Cahiers GUTenberg, nº 46–47, avril 2006
- John Downer, « Appelons-les par leur nom », Azimuts, nº 43, avril 2016 [traduction de Gwenaël Fradin, Samuel Vermeil]
- Matthew Carter, « Galliard: a modern revival of the types of Robert Granjon », Visible Language, vol. xix, nº 1, hiver 1985
- Paul Beaujon, « The “Garamond” Types », The Fleuron, A Journal of Typography, nº 5, 1926
- Robert Bringhurst, « Choisir et associer des caractères typographiques », Azimuts, nº 39, septembre 2013 [traduction de Marc Monjou, Véronique Rancurel et Samuel Vermeil]
Remerciements
Je tiens à remercier chaleureusement toutes les personnes qui ont suivi et accompagné ce projet, ainsi que celles qui ont accepté de répondre à mes sollicitations : Alice Savoie, Charles Mazé, Émilie Rigaud, Jérémie Hornus, Jérôme Knebusch, Roxane Jubert, Thomas Huot-Marchand, Atelier national de recherche typographique, Nancy ; Florence Rodriguez, Bibliothèque de l’École Estienne, Paris ; Jo De Baerdemaeker, Nico De Brabander, Musée Plantin-Moretus, Anvers ; Pierre-Antoine Lebel, Musée de l’imprimerie et de la communication graphique, Lyon ; Kai Bernau, Paul Barnes, Radim Peško, Thierry Chancogne ; André Baldinger, Hervé Aracil, Peter Biľak ; Alexis Faudot, Damien Gautier, Emma Marichal, Florence Roller, Matthieu Cortat, Rémi Forte, Rosalie Wagner, 205tf ; David Březina, Éloïsa Pérez, Montasser Drissi, Roxane Gataud, Thomas Leblond.
Ce projet a bénéficié d’un soutien à une recherche/production artistique du Centre national des arts plastiques en 2018.